Catégorie : Clefs pour le cinéma
C’est le moment dans un film où la personne filmée regarde dans l’objectif de la caméra. Voici une exploration, à travers différents extraits, de la valeur que peut prendre ce procédé.
Dans Paris, Christophe Honoré, 2006
Dans le premier extrait, le réalisateur Christophe Honoré fait s’adresser son personnage au spectateur. La surprise produite par le premier regard qu’il lance vers l’objectif de la caméra (« Non, non, vous ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe » dit le personnage) nous renseigne sur l’interdit, développé plus bas dans ce texte, que constitue d’ordinaire le regard caméra. En 2006, date de sortie de ce film au cinéma, le regard caméra n’est plus une audace formelle. Le procédé participe ici : 1) de la construction d’un personnage, celui de Jonathan (Louis Garrel), l’hédoniste du film qui, par nature, relativise les problèmes. Et de fait, le regard caméra instaure une distance par rapport au récit. Ils seront une respiration bénéfique, un détachement par rapport à l’humeur noire du frère, Paul (Romain Duris), englué dans sa dépression. 2) de l’esprit et du style du film. En dandy mélancolique Christophe Honoré cultive les références à cette période effervescente du cinéma français, celle de la Nouvelle Vague française. On retrouve chez lui les regards caméra chers à Godard mais aussi son gout pour la langue française, comme chez Rohmer, ainsi que la sincérité et l’insouciance des personnages de Jean-Pierre Léaud chez Truffaut, qui sont rejoués par Louis Garrel. En 2006, ces traits formels inscrivent certes le film dans cette lignée artistique, mais le parent aussi – et surtout – d’une nostalgie raffinée très stylée…
À bout de souffle, 1960 et Pierrot le fou, 1963 de Jean-Luc Godard
... Car en traversant l’histoire, le regard caméra s’est muté en marque de fabrique de ce mouvement artistique français né au début des années 60 en France. Mais à l’origine, l’utilisation entre autres moyens, du regard caméra a fait lïfet d’une insurrection artistique, et a véritablement produit une cassure révolutionnaire dans l’histoire du cinéma. Dans A bout de souffle et Pierrot le fou le spectateur de cette époque, jusque là habitué à « s’oublier » dans le film grâce à la forte impression de réalité produite sur lui par le cinéma, est soudain bousculé par l’adresse directe du personnage/acteur à son égard. C’est ce qu’exprimait Roland Barthes dans L’obvie et l’obtus (Essais critiques III, Paris, édition du Seuil, 1982) à propos du cinéma narratif classique «Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu». Par le procédé du regard caméra, Godard perce l’univers hermétiquement clos de l’histoire et force le spectateur à se rappeler la présence d’un intermédiaire jusqu’ici bien dissimulé : le réalisateur, qui, avec sa caméra opère une reconstruction du réel qu’il enregistre. Désormais, le cinéma entrera dans un second degré d’existence. Il ne se contentera plus de raconter des histoires mais pourra se prendre lui même comme sujet de réflexion dans un film.
Les 400 coups, 1959 de François Truffaut, Monika, 1953 de Ingmar Bergman
Un an avant À bout de souffle, François Truffaut utilisa lui aussi le regard caméra dans les 400 coups, en 1959. Mais cette fois le regard d’Antoine Doisnel (Jean-Pierre Léaud), le personnage principal, intervient à la fin du film. Alors que nous venons de partager son enivrante course vers la liberté (il parvient à s’échapper d’un centre pour mineurs délinquants), son rythme s’apaise et son regard se plante dans les yeux du spectateur. La gravité de ce regard dirigé vers la caméra force le spectateur, confortablement assis dans le noir, à considérer le destin du personnage, l’implique. Cet engagement moral demandé au spectateur constitue aussi un des traits de la modernité du cinéma. Truffaut s’inspire d’un autre célèbre regard caméra, aussi lourd de questionnement moral, celui de Monika, dans le film éponyme de Ingmar Bergman de 1953.
Récréation, 1992 de Claire Simon Raging Bull, 1980 de Martin Scorsese Sur la plage de Belfast, 1996 de Henri François Imbert : regard caméra et authenticité Dans le film documentaire, qui par définition revendique un contenu non fictionnel, l’impression de réalité est encore plus forte que dans le cinéma classique dans lequel « s’oublie » le spectateur. Dans Recréation, la réalisatrice Claire Simon choisit l’immersion pour saisir la spontanéité des jeux d’enfants dans une cour de l’école…jusqu’à ce que le regard d’une fillette qui s’intéresse soudain à la caméra vienne nous rappeler la présence de la réalisatrice et la part de subjectivité existante, même dans un film documentaire. Le film de famille retrouvé par Henri François Imbert dans Sur la plage de Belfast, se donne immédiatement comme tel grâce aux regards caméra qu’il contient. Avec le bougé et le flou, le regard caméra devient un code du film amateur. Il est intégré naturellement par la fiction quand il s’agit de créer un faux home movie (Raging Bull)…A tel point que son absence sur des images bougées et de mauvaise définition suffit à trahir la fiction. Par exemple, le réalisme des images et des comportements dans L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, ne pourraient pas tromper un spectateur (même si ce n’est bien sûr pas le projet du film) car les personnages, aussi authentiques soient ils, ignorent totalement la caméra qui les filme.
The Adventurer, 1917, Charlie Chaplin Docteur Jerry et Mister love, 1963, Jerry Lewis Annie Hall, 1977, Woody Allen
Issu des arts de la scène (cirque, music hall), le comique burlesque a emmené avec lui, lors de son passage à l’écran, un certain nombre d’éléments scéniques comme la frontalité du cadrage typique des premiers films ou encore les adresses directes au spectateur. Le regard caméra va donc persister et être utilisé par les comiques burlesques comme gag. Dans Le cinéma burlesque ou la subversion par le geste (ed. L’Harmattan, 2007), Emmanuel Dreux défini le gag comme « un écart par rapport à un ordre programmé ». C’est bien de cela qu’il s’agit lorsque, dans Docteur Jerry et Mister Love, le personnage continue à faire du bruit alors qu’il vient d’ôter ses chaussures. Par son regard incrédule à la caméra, Jerry Lewis redouble ce gag, mais en créé aussi un nouveau : nous ne nous attendions pas à le voir nous regarder. Woody Allen, qui a fait ses classes comme comédien de stand up, utilise aussi l’aparté dans plusieurs de ses films, et de façon marquée dans Annie Hall. L’aparté de Alvy Singer au spectateur – que n’entend pas le personnage joué par Diane Keaton – participe bien sûr d’une distanciation (nous prenons conscience de notre posture de témoin car nous avons entendu et sommes en mesure de trancher leur malentendu) mais aussi de ce plaisir de l’écart.
Analyse et montage : Cécile PaturelCatégorie : Clefs pour le cinéma
C’est le moment dans un film où la personne filmée regarde dans l’objectif de la caméra. Voici une exploration, à travers différents extraits, de la valeur que peut prendre ce procédé.
Dans Paris, Christophe Honoré, 2006
Dans le premier extrait, le réalisateur Christophe Honoré fait s’adresser son personnage au spectateur. La surprise produite par le premier regard qu’il lance vers l’objectif de la caméra (« Non, non, vous ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe » dit le personnage) nous renseigne sur l’interdit, développé plus bas dans ce texte, que constitue d’ordinaire le regard caméra. En 2006, date de sortie de ce film au cinéma, le regard caméra n’est plus une audace formelle. Le procédé participe ici : 1) de la construction d’un personnage, celui de Jonathan (Louis Garrel), l’hédoniste du film qui, par nature, relativise les problèmes. Et de fait, le regard caméra instaure une distance par rapport au récit. Ils seront une respiration bénéfique, un détachement par rapport à l’humeur noire du frère, Paul (Romain Duris), englué dans sa dépression. 2) de l’esprit et du style du film. En dandy mélancolique Christophe Honoré cultive les références à cette période effervescente du cinéma français, celle de la Nouvelle Vague française. On retrouve chez lui les regards caméra chers à Godard mais aussi son gout pour la langue française, comme chez Rohmer, ainsi que la sincérité et l’insouciance des personnages de Jean-Pierre Léaud chez Truffaut, qui sont rejoués par Louis Garrel. En 2006, ces traits formels inscrivent certes le film dans cette lignée artistique, mais le parent aussi – et surtout – d’une nostalgie raffinée très stylée…
À bout de souffle, 1960 et Pierrot le fou, 1963 de Jean-Luc Godard
... Car en traversant l’histoire, le regard caméra s’est muté en marque de fabrique de ce mouvement artistique français né au début des années 60 en France. Mais à l’origine, l’utilisation entre autres moyens, du regard caméra a fait lïfet d’une insurrection artistique, et a véritablement produit une cassure révolutionnaire dans l’histoire du cinéma. Dans A bout de souffle et Pierrot le fou le spectateur de cette époque, jusque là habitué à « s’oublier » dans le film grâce à la forte impression de réalité produite sur lui par le cinéma, est soudain bousculé par l’adresse directe du personnage/acteur à son égard. C’est ce qu’exprimait Roland Barthes dans L’obvie et l’obtus (Essais critiques III, Paris, édition du Seuil, 1982) à propos du cinéma narratif classique «Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu». Par le procédé du regard caméra, Godard perce l’univers hermétiquement clos de l’histoire et force le spectateur à se rappeler la présence d’un intermédiaire jusqu’ici bien dissimulé : le réalisateur, qui, avec sa caméra opère une reconstruction du réel qu’il enregistre. Désormais, le cinéma entrera dans un second degré d’existence. Il ne se contentera plus de raconter des histoires mais pourra se prendre lui même comme sujet de réflexion dans un film.
Les 400 coups, 1959 de François Truffaut, Monika, 1953 de Ingmar Bergman
Un an avant À bout de souffle, François Truffaut utilisa lui aussi le regard caméra dans les 400 coups, en 1959. Mais cette fois le regard d’Antoine Doisnel (Jean-Pierre Léaud), le personnage principal, intervient à la fin du film. Alors que nous venons de partager son enivrante course vers la liberté (il parvient à s’échapper d’un centre pour mineurs délinquants), son rythme s’apaise et son regard se plante dans les yeux du spectateur. La gravité de ce regard dirigé vers la caméra force le spectateur, confortablement assis dans le noir, à considérer le destin du personnage, l’implique. Cet engagement moral demandé au spectateur constitue aussi un des traits de la modernité du cinéma. Truffaut s’inspire d’un autre célèbre regard caméra, aussi lourd de questionnement moral, celui de Monika, dans le film éponyme de Ingmar Bergman de 1953.
Récréation, 1992 de Claire Simon Raging Bull, 1980 de Martin Scorsese Sur la plage de Belfast, 1996 de Henri François Imbert : regard caméra et authenticité Dans le film documentaire, qui par définition revendique un contenu non fictionnel, l’impression de réalité est encore plus forte que dans le cinéma classique dans lequel « s’oublie » le spectateur. Dans Recréation, la réalisatrice Claire Simon choisit l’immersion pour saisir la spontanéité des jeux d’enfants dans une cour de l’école…jusqu’à ce que le regard d’une fillette qui s’intéresse soudain à la caméra vienne nous rappeler la présence de la réalisatrice et la part de subjectivité existante, même dans un film documentaire. Le film de famille retrouvé par Henri François Imbert dans Sur la plage de Belfast, se donne immédiatement comme tel grâce aux regards caméra qu’il contient. Avec le bougé et le flou, le regard caméra devient un code du film amateur. Il est intégré naturellement par la fiction quand il s’agit de créer un faux home movie (Raging Bull)…A tel point que son absence sur des images bougées et de mauvaise définition suffit à trahir la fiction. Par exemple, le réalisme des images et des comportements dans L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, ne pourraient pas tromper un spectateur (même si ce n’est bien sûr pas le projet du film) car les personnages, aussi authentiques soient ils, ignorent totalement la caméra qui les filme.
The Adventurer, 1917, Charlie Chaplin Docteur Jerry et Mister love, 1963, Jerry Lewis Annie Hall, 1977, Woody Allen
Issu des arts de la scène (cirque, music hall), le comique burlesque a emmené avec lui, lors de son passage à l’écran, un certain nombre d’éléments scéniques comme la frontalité du cadrage typique des premiers films ou encore les adresses directes au spectateur. Le regard caméra va donc persister et être utilisé par les comiques burlesques comme gag. Dans Le cinéma burlesque ou la subversion par le geste (ed. L’Harmattan, 2007), Emmanuel Dreux défini le gag comme « un écart par rapport à un ordre programmé ». C’est bien de cela qu’il s’agit lorsque, dans Docteur Jerry et Mister Love, le personnage continue à faire du bruit alors qu’il vient d’ôter ses chaussures. Par son regard incrédule à la caméra, Jerry Lewis redouble ce gag, mais en créé aussi un nouveau : nous ne nous attendions pas à le voir nous regarder. Woody Allen, qui a fait ses classes comme comédien de stand up, utilise aussi l’aparté dans plusieurs de ses films, et de façon marquée dans Annie Hall. L’aparté de Alvy Singer au spectateur – que n’entend pas le personnage joué par Diane Keaton – participe bien sûr d’une distanciation (nous prenons conscience de notre posture de témoin car nous avons entendu et sommes en mesure de trancher leur malentendu) mais aussi de ce plaisir de l’écart.
Analyse et montage : Cécile Paturel